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Un sac bien rempli posé sur mon dos, les pieds maintenus dans de confortables chaussures de marche, je me promenais dans le silence d'une forêt de pins. Ici, le temps s'était arrêté. Plus de vrombissement de voiture ni de mouvement intempestif. Seuls les chants des oiseaux remplissaient le fond sonore et les dégradés de verts imprimaient mes rétines. Je respirai l'air encore chaud et sec de cette fin de journée d'été et je décelai le mariage parfait des fragrances de pin et de terre brûlée. Un sourire incontrôlable prit place sur mon visage : j'étais libre ! Détachée de mon portable et des règles de bienséance, j'étais maintenant inatteignable. Je m'octroyais une nuit avec la nature afin de reprendre contact avec mes racines et fuir la routine exténuante. Cette idée me mit dans un état euphorique incontrôlable. Je marchai d'un bon pas, emportée par une joie qui frétillait dans le centre de mon abdomen.

Après deux heures de marche ininterrompue, je pris le temps de m'asseoir sur une souche verdie par la mousse. Je déposai mon sac à dos humide de sueur sur le sol moite du sentier et bus de l'eau à grandes gorgées. Une vue magnifique s'offrit à moi : le soleil rougeoyant disparaissait lentement dans le creux de la vallée. Je fermai les yeux, savourant les derniers rayons de lumière sur mes paupières closes. Je respirai profondément et lentement. La longue inspiration que je pris me permit de saisir les effluves d'humus et de fougère qui s'élevaient en panache dans les airs. Mon odorat est très délicat : le moindre arôme agréable m'évoque facilement un souvenir ; la moindre odeur fétide me rend malade. Les parfums de la forêt, libérés par l'humidité du soir, me rappelaient mon adolescence et ses soirées d'été passées autour des feux de camp. Perdue dans mes vagues souvenirs, je perçus une odeur bizarre dans ce bouquet de senteurs délicieuses. Je m'y attardai un instant, lorsqu'une sensation piquante envahit mon nez et me prit à la gorge. Cette émanation inopinée se présenta à moi comme une grosse tache infâme sur une toile de maître. Elle n'avait pas sa place ici. Elle gâchait ma contemplation, mon bonheur instantané. Mon premier réflexe fut de la fuir. Je pris mes affaires et continuai mon chemin, écœurée. D'où pouvait provenir une telle puanteur ? Ma conclusion hâtive me donna un frisson dans le dos. Y avait-il un cadavre dans les sous-bois ? Quelque chose qui m'aurait fait hurler de dégoût ? Mon corps fut envahi de spasmes suite à mon imagination débordante. Très vite, l'impression d'être la prochaine victime sur la liste d'un tueur en série s'empara de ma raison. Ma gorge se noua sous l'effet de l'émotion. J'augmentai la cadence de mes pas, hésitante, incapable de savoir si la menace était réelle ou imaginaire. Je jetai quelques regards effrayés autour de moi ; la sueur commença à perler sur mes tempes et ma respiration perdit son rythme régulier.

Je perçus, à distance, l'odeur caractéristique de la peur que dégageait la sueur de cette femme. Elle emplissait mes narines de la promesse d'une satisfaction à venir. J'aurais pu suivre cette randonneuse des heures et attendre qu'elle s'épuise d'elle-même, victime de ses propres élucubrations.

J'avalai difficilement, prise de nausées. Le relent répugnant était resté accroché à mes muqueuses et je ne pouvais plus m'en défaire.

Mon odeur la dégoûtait et pourtant, elle n'était pas prête d'en être libérée...

J'entendis une branche craquer et je décelai du mouvement dans la végétation. Je poussai un petit cri de terreur. Ce que je croyais être le fruit de mon imagination prit soudainement consistance. Une peur incontrôlable s'empara du centre de mon corps et irradia dans chacun de mes muscles. Je ne fus plus maîtresse de mes mouvements : mes jambes se mirent à tournoyer rapidement pour tenter de me mettre à l'abri. Ma respiration s'emballa. J'entendis mon cœur battre dans mes oreilles, à coups secs et réguliers.

Je m'approchai suffisamment pour qu'elle sente ma présence sans pouvoir me voir, ce qui renforça son sentiment d'angoisse profonde.

Je me sentis épiée, suivie, traquée. Dans ma course folle, j'aperçus mon ennemi entre les arbres. Il avançait à un rythme soutenu. Il était grand, au poil gris et humide. Il avait le regard perçant et une expression féroce se dessinait sur ses traits.

Je me montrai, présentant abusivement ma force et mon agressivité. Je savourai le jeu plaisant qui s'offrit à moi.

L'être était à ma hauteur, à une quinzaine de mètres sur ma droite. Seule une butte escarpée nous séparait. Je perdais la course, mais je refusai ce destin tragique et trouvai en moi un dernier élan d'espoir qui me fit courir plus vite.

Elle espérait m'échapper. Je bifurquai en sa direction et pris de la vitesse.

Je le sentis s'approcher. Son odeur pestilentielle résultait d'un mélange de sueur macérée et de sang séché. Je me rendis compte qu'il se délectait de ma déperdition. Je paniquai. J'étais prisonnière à la fois de sa rapidité et de ma lenteur. Je voulais fuir, mais j'en étais incapable.

Je n'étais déjà plus qu'à quelques mètres de ma victime. Le jeu était trop facile.

Mes jambes se dérobèrent sous mon poids et mon corps s'écrasa lourdement sur la terre. J'étais à bout de souffle, tétanisée par l'horreur. Sans le vouloir, je tournai la tête en direction du monstre.

Je vis son regard épouvanté et je jouis de ma toute puissance.

Lorsque je le vis bondir sur moi, je plaçai mes bras autour de ma tête. Mon cri de désespoir déchira le silence d'un glacial effroi. Je sentis sa lourde masse se jeter sur mon corps et ses crocs acérés lacérer ma peau. La douleur était trop vive. Mon corps se mourait. Avant de perdre connaissance, parmi l'odeur acide et nauséabonde du loup, je reconnus les effluves de romarin mélangées aux notes moins perceptibles du bois de santal, une caractéristique du parfum de mon tendre époux. Mon séjour sur Terre prit fin sous l'œil rond et lumineux de la pleine lune, entre les crocs de ma bête.

 

Lien du concours

Concours "aufeminin.com" été 2015

 

Thème : Il y a comme une odeur bizarre

 

Source d'inspiration: Une marche dans une forêt allemande

Malveillance

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