top of page

Faux jour

 

C'est la photo parfaite. Celle où le soleil couchant colore l'ambiance d'une teinte divine, pas vraiment ocre ni orange, mais une nuance chaleureuse qui gonfle le cœur d'un bonheur instantané. Sur l'image, mes enfants courent dans le fond du jardin en se tenant la main. Ils ne sont que des ombres, mais la joie et l’innocence se ressentent dans leurs gestes figés. Ma fille lève un bras vers les nuages, exprimant l'extase de la liberté. Mon fils semble voler, tant la course folle d'allégresse l'a poussé vers le ciel.
C'est la photo parfaite. Celle qui me rend le sourire à chaque fois que j'y pose les yeux. Celle qui me permet de croire que l'amour de mon défunt mari est infini. Elle me donne la certitude que peu importe où il se trouve, il veille sur moi.
Je sens un baiser se poser sur mon front, léger comme un papillon.
- Maman, il faut dormir, maintenant.
Je cligne des yeux un moment, tirée de mes rêveries par le geste de ma fille. Elle se rassied sur une chaise rudimentaire à mes côtés, avant d'ajouter sur un ton bienveillant :
- Ne t'inquiète pas, tu peux déposer la photo ; elle sera encore là demain...
Je regarde une dernière fois le cliché au centre du cadre de plastique blanc, jauni par le temps, avant de le poser sur ma table de nuit chromée, entre les fils et les tuyaux de cette chambre aseptisée.
Ma fille, la seule fidèle à sa visite journalière, me regarde avec tendresse :
- Qu'est-ce qui te plaît tant dans cette image ?
- Je ne sais pas, Carine, dis-je d'une voix rauque, c'est un tout. Le décor est féerique, l'instant était magique et toi et ton frère avez l'air tellement heureux...
Le sourire de Carine s'évanouit aussitôt. Elle souffle l'air de son nez ; elle s'apprête à dire quelque chose de douloureux. Dans un geste retenu et calculé, elle s'assied sur mon lit.
- Maman, j'ai tellement de peine. Même ça, tu aurais oublié ?
Inquiète de ce qu'elle pourrait me dévoiler, je lève craintivement mon regard vers les yeux bleus de mon aînée.
- Je n'ai pas de frère, dit-elle en serrant une de mes vieilles mains dans les siennes. Je suis enfant unique. Ce n'est pas une photo de nous, c'est une image que tu as découpée dans un magazine, il y a presque cinquante ans. Je suis désolée...
Je lâche sa main et me tourne sur le côté, dos à elle, les yeux pleins de larmes. Comme à chaque coup dur, je fais tourner autour de mon doigt l'alliance dont je n'ai jamais voulu me séparer. Carine ne voit pas la tristesse couler sur mon visage. Elle ne se rend pas compte de l'intensité de ma douleur... Cette photo était un des seuls petits bonheurs que la vie m'accordait encore. Cette photo, MA photo, c'était la photo parfaite...

J'ouvre les yeux une dernière fois avant de m'endormir. Je ne comprends pas pourquoi ma fille embrasse l'homme allongé dans le second lit de la chambre. Je ne comprends pas non plus pourquoi elle lui dit :

« Bonne nuit, papa. »

 

Lien du concours

Concours "aufeminin.com" 2016

Thème: C'était la photo parfaite

Source d'inspiration: Une de mes photos

bottom of page