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Archer de la nuit

 

Tu es sûr de toi. Ton regard froid n'est traversé par aucun doute. Ta démarche est déterminée. La droiture de ton maintien te donne cette prestance caractéristique, cette force unique qui se dégage de toi et qui souligne l’ampleur de ton charme. Lorsque tu détectes ta cible, les cheveux au vent, les muscles saillants, ton arrêt n'est pas précipité. Tes gestes s'enchaînent sans hésitation, dans une fluidité digne d'une chorégraphie bien étudiée. Tu saisis la flèche avec sérénité, tu ne prends que quelques secondes pour viser. Ton tir est précis et rapide. Je n'ai pas le temps d'esquiver, je reçois ta flèche en plein cœur.

 

La douleur est aiguë, mais elle n'est rien face à la souffrance que provoque ton détachement à mon égard. Tu n'exprimes aucune émotion, aucun regret. Je ne peux admettre que je compte si peu à tes yeux. Je pourrais mourir du peu d'importance que tu m'accordes, même sans la flèche dans le cœur. Tu continues ton chemin sans remord, sans aucune vibration sur ton visage. Je ne comprends pas ton acte ; je ne peux pas mettre un sens à cette assurance dont tu fais preuve. Tu m'abandonnes, tu me laisses mourir. Je suis à genoux, je lutte, je vais sombrer. Avant de perdre connaissance, chaque détail de notre rencontre me revient en tête.

 

J'avais à peine dix-neuf ans. C'était une de ces après-midi figées dans la chaleur moite du mois d'août. Il n'y avait pas un nuage dans l'azur du ciel. L'air accablant empêchait les oiseaux de chanter leurs mélodies berçantes et retenait les enfants d'exprimer leur joie de vivre. Le calme dictait l'ambiance du jardin public. Quelques rares souffles de brise, semblables à de longues vagues fatiguées, faisaient frémir les feuilles desséchées. Je lisais un roman d'amour, allongée dans l'herbe, sur ma couverture turquoise. Mon esprit luttait pour accepter la description d'un personnage de l'histoire que je parcourais des yeux. Il ne me convenait pas, il n'était pas assez beau, pas assez fort, j'étais déçue. J'ai fermé le livre. C'est à ce moment-là que je t'ai vu, rayonnant, au charme irrésistible. Ton apparition m'a fait l'effet d'un coup de foudre : une rencontre imprévisible, remuante et déroutante. Je ne t'attendais pas, mais tu t'es révélé à moi. Nous nous sommes reconnus, c'était une évidence. J'ai eu l'étrange impression de te retrouver, que tu avais été présent durant mon enfance et mon adolescence, bienveillant à mes côtés, mais invisible. Cette après-midi, la brume qui entourait ta personne s'est levée. J'ai enfin pu te décrire, je te voyais clairement : ton physique, ton caractère, ton sourire, mais aussi tes sautes d'humeur et tes états d'âme. Tu étais mon homme parfait. Toute notre histoire s'est écrite naturellement, presque sans encombre. Certains passages ont été plus difficiles à gérer, mais de commun accord, nous les avons effacés pour mieux recommencer. Aidés par mon imagination débordante et par la souplesse de ton caractère, nous nous en sortions toujours. Ma vie en ta compagnie a été un immense bonheur. Tu nous as octroyé dix années de nuits communes, jusqu'à ce matin-ci. Notre histoire était trop belle, sa fin ne pouvait être que tragique.

 

Il est 4h22 du matin, je meurs d'une flèche en plein cœur, en plein songe. Je me réveille. La piquante tristesse de mon cauchemar nargue le bord de mes yeux. Je peux encore sentir la douleur de ton geste au creux de mon corps et de mon âme. Je suis effondrée. Ton acte a remué mon esprit et mon équilibre ; quelque chose s'est brisé en moi. Tu m'as trahie et je t'en veux. Je sais, ce n'était qu'un rêve, je devrais relativiser, mais c'était le seul monde dans lequel nous pouvions sensiblement coexister, toi et moi...

 

Mon archer, tu étais mon héros, celui à qui je faisais vivre les aventures les plus folles. Celui que je retrouvais chaque soir devant mon pupitre depuis dix ans. A petits jets d'encre, mon texte avait finalement pris forme. Mais depuis cette nuit, je ne trouve plus la force pour animer ma plume et mes pages restent blanches. C'est la fin, la fin de mon inspiration, la fin de notre histoire. Une fin aussi foudroyante que notre rencontre. Moi qui croyais que les écrivains faisaient ce qu'ils voulaient de leurs personnages, tu m'as donné tort. Tu as voulu prendre ta liberté, te détacher de mes mots, te défaire de ces liasses de papier. Le prix à payer m'est cher : mon roman inachevé restera à jamais enfermé dans le vieux tiroir poussiéreux d'une commode oubliée.

 

Lien du concours

 

Concours "aufeminin.com" été 2015

Thème : Tu es sûr(e) de toi

 

Source d'inspiration : un rêve (pour le dessin : réinterprétation au crayon d'une photo trouvée sur internet)

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