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Crime parfait

 

Lac

Au rythme du va-et-vient du rocking-chair, je me réveille en douceur, bercée par le temps qui passe. Une peau de mouton posée sous mon séant, une couverture étalée sur les genoux, mon regard porte au loin, sur un paysage verdoyant. C'est joli, cependant, je suis incapable de dire où je suis. Il y a bien une inscription au-dessus du portail de l'allée, mais elle est si floue. Tant bien que mal, je tente de la déchiffrer et je finis par lire : « New Project ». C'est étrange, ce nom ne me dit rien. Mes souvenirs sont comme embrumés, à l'image de l'automne qui a envahi la vallée.


Je me souviens de si peu de choses et pourtant j'ai l'impression d'avoir un bagage énorme, là, à côté de moi, riche à souhait, que je ne pourrais pas ouvrir car j'en aurais perdu la clé. Il y aurait, dans cette valise, tout mon passé, tout ce que j'ai appris au fil des années, les souvenirs des moments merveilleux et douloureux. Je souffle. Je me balance un moment en observant la pièce épurée. Il y a une petite table basse avec quelques papiers, un lit dans un coin et une bibliothèque. Mon regard glisse sur chaque objet et reste accroché à un livre étrange. Sa couverture revêt le bleu d'une nuit sombre et des symboles en argent gravent son dos. Je l'observe de longues minutes avant de trouver le courage de calmer ma berceuse ; elle me rappelle les bras rassurants d'une mère. Je me redresse avec grande difficulté et je fais quelques pas. Comme il est loin le temps ou je me relevais guillerette et avançais en sautillant. Un vertige m'enlace et je tombe sur le sol.


Je me réveille avec une douleur lancinante dans les tempes. Je pose une main sur le côté de mon visage. Une substance visqueuse et chaude tache ma peau. La vue du sang sur mes doigts me donne un haut-le-coeur. Des souvenirs flous se dessinent dans ma tête : un mélange de détresse, d'hémoglobine, de gyrophares et de panique. Je frissonne. Je tente de chasser ces images de mon esprit. J'avale difficilement et tente de me redresser. Je vais l'attraper ce livre !


Je pose le bras sur la table basse pour y prendre appui. Ma main glisse sur une enveloppe scellée. Encore assise sur le sol, la curiosité titille mes doigts et je déchire l'enveloppe sans prendre le temps de l'épargner. J'en sors une lettre banale, remplie de chiffres : les extraits de compte de Madame Mégane Végan. C'est moi ! Impossible d'oublier ce nom que j'ai toujours détesté. Je lis et je manque de retomber sur le tapis lorsque je comprends que j'ai versé cent cinquante mille euros à l'association New Project. Je ne sais même pas de quoi il s'agit ! Ah ! Mais si ! C'est le nom d'ici. D'abord effrayée d'avoir été victime de malhonnêteté, je réalise alors que je suis bien plus riche que je ne le pensais ; cette somme est dérisoire comparée au solde de mon compte.


Sur cette joyeuse nouvelle, je prends le temps pour me remettre debout et je tends le bras vers le roman. Je m'en saisis comme d'un trésor. Je retourne vers mon siège en titubant, le pas lourd, le corps enrayé et le dos courbé sous le poids des années. Je me réinstalle dans le moelleux de ma chaise. Le titre de l’oeuvre que je tiens entre mes mains est illisible ; seuls des symboles décorent la couverture. Je l'ouvre. La première chose qui me frappe, c'est son odeur. Il émane de ces pages un parfum de vieux livre, mélange de renfermé et de moisi, qui m'éveille des souvenirs enfouis. Je suis replongée dans les vieilles bibliothèques de l'université. Je me souviens alors que j'ai fait des études littéraires et que j'ai rayonné dans mon domaine. J'ai même rencontré mon époux durant ces belles années. Je souris douloureusement. Un vieux réflexe me pousse à vouloir tourner ma bague autour de mon annulaire, mais je n'ai plus d'alliance. Dans un relent de tristesse, je tente de retrouver le visage sans âge de celui que j'ai aimé. Mais l'ai-je vraiment aimé ? Encore faudrait-il que je m'en souvienne.


C'est en tournant la première page que je découvre enfin le titre du roman : Crime Parfait de Laurence Étienne. Puis, une dédicace, d'une calligraphie fluide et un brin mystérieuse. Elle m'est destinée :


À Mégane,
que l'avenir transforme le passé en une douce effluve sucrée.

Laurence, juin 2016.


Je dois relire la phrase plusieurs fois pour mettre un sens aux mots qui défilent devant mes yeux. C'est la date qui me fiche un violent coup sur le crâne. Je lève les yeux sur le calendrier accroché au mur. 2016, c'était il y a soixante ans. À cette époque, j'avais un travail passionnant et j'étais déjà mère de deux enfants. Je soupire. C'est aussi l'année où j'ai perdu mon mari. Même si j'ai vécu des milliers de jours semblables, je ne pourrais pas décrire une journée type. Dans mon esprit, tout est flou, même le visage de mon époux. Le problème avec le souvenir, c'est qu'il est un résumé instantané du temps passé. Alors comment faire un arrêt sur image sur un visage que l'on a connu adolescent, adulte, heureux et malheureux ? Toutes les esquisses se mélangent et il n'en ressort qu'une idée indistincte. Plus je pense à mon mari, plus je me demande pourquoi son souvenir me noue le ventre.


Quelqu'un frappe à la porte et me renvoie violemment sur Terre. Ma petite-fille fait son apparition dans la chambre, une pile de livres entre les bras. Comme chaque mois, Léa vient me rendre visite avec des voyages plein les mains.
« Coucou, Mamy ! La livreuse est arrivée ! » dit-elle, rayonnante.
Je tourne le visage vers elle et je réponds à son sourire ; Léa a un don pour communiquer sa joie.
« Mamy ! Tu es tombée ! » s'exclame-t-elle, légèrement autoritaire.
« Oh ! Oui, c'est vrai. J'avais déjà oublié. »
« Tu dois appeler l'infirmière lorsque tu te fais mal, c'est important ! » dit Léa en posant les livres sur la table basse. Elle se baisse vers moi et me regarde d'un air inquiet avant de s'appliquer à soigner ma blessure. De mon côté, mes yeux fixent les romans avec avidité.
« Merci, ma Léa. » dis-je, en lui faisant la bise.
« Mamy, je sais que tu aimes lire, mais j'aimerais tellement que tu te remettes à écrire. »
« Je ne pourrais pas. J'ai perdu la plupart de mes souvenirs, que voudrais-tu que je dise ? »
« Il y a encore quelques mois, tu me disais que les souvenirs te pesaient, qu'il n'y avait pas une image, un son ou une odeur qui ne te rappelle ton passé. Tu m'as dit que c'était éprouvant et que tu aimerais oublier certains faits. »
Je ne réponds pas et reste pensive. À moins que je n'aie souffert comme personne, jamais je n'aurais désiré oublier mon histoire.
« Tiens, Mamy. Ceci te ravivera la mémoire. C'est un de tes carnets de notes du temps où tu écrivais. »
J'ouvre le livret et je tombe sur des textes, des ratures, des plans, des tableaux, des illustrations avec des flèches dans tous les sens et... deux listes rassemblant, pour l'une, des essais de titre et, pour l'autre, des noms d'emprunt. Deux sujets sont encadrés : Crime Parfait et Laurence Étienne. Je reste sans voix. Une vague de nouveaux souvenirs m'assaille avec violence : l'écriture, la notoriété, la richesse, le bonheur et puis...
« Ça va, Mamy ? »
J'acquiesce en secouant la tête, mais en réalité, ça ne va pas du tout. D'autres images, bien plus noires, surgissent du néant.
« Tu as écrit le meilleur polar de ton époque ! » continue Léa en souriant.
Je ne l'entends déjà plus qu'à moitié ; de nouvelles esquisses sortent de l'ombre.
« New Project ... » dis-je en tremblant.
J'ai le souffle coupé par l'émotion et je suis incapable de continuer. Je sais que New Project n'est pas une maison de repos... Tout s'éclaire dans mon esprit... Je ne me suis pas seulement contentée d'écrire le crime parfait dans ma jeunesse, mais je l'ai aussi commis. J'ai tué mon mari. New Project est une prison. Il a fallu cinquante années avant que l'on découvre que la mort de mon époux était un meurtre. La justice n'a pas voulu me donner raison et j'ai été condamnée récemment.

Léa me regarde avec de grands yeux inquiets au moment où une équipe médicale fait irruption dans la chambre.
« Vous avez mal dosé. Elle se souvient de tout ! » leur dit Léa, au bord de la panique.
La violence des souvenirs me secoue. Ma respiration est entrecoupée, je tremble et je perds connaissance une seconde fois. Lorsque j'ouvre les yeux, Léa est penchée sur mon lit. Elle caresse mes cheveux avec bienveillance et me murmure : « Un jour, tu m'as raconté la vie de victime que tu as vécue aux côtés de Papy. Pour moi tu es une héroïne, pas une criminelle. Je trouve que tu as le droit de vieillir en paix. Ne t'inquiète pas, bientôt, selon tes désirs, tu pourras à nouveau dire adieu à ces affreux souvenirs. »

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Concours "48 heures pour écrire, 6ème édition" (Edilivre) (novembre 2018; max 10000 caract.)

Thème: Les souvenirs

Source d'inspiration: ?

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