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La Messagère

 

Lyia se pinça les lèvres et ouvrit grand les yeux. L'hyperbus venait de la déposer à une dizaine de mètres d'une immense structure cylindrique. La jeune fille leva la tête. Son regard monta haut, très haut, glissa sur la rampe interminable et ne trouva pas le sommet. Le monument semblait atteindre l'infini, par-delà les nuages. L'ascenseur spatial n'était pas un mythe.

« T'as peur, Lyia ? » demanda Jèm.

Pour toute réponse, Lyia haussa les épaules.

« Tu as déjà entendu parler de la malédiction de la navette X ? » continua Jèm.

Lyia souffla et tenta de s'éloigner du trouble-fête. Elle fut frustrée par la lenteur et la raideur de ses pas dans cet accoutrement de spationaute. Elle ne put s'en aller bien loin et entendit Jèm continuer son récit : « Toute personne qui ose monter dans la navette X en revient comme possédée par une envie irrépressible de se jeter dans le vide et de... »

Lyia posa ses mains sur ses oreilles et frissonna. Tais-toi ! Bon sang !

« Classe du deuxième cycle, suivez-moi ! » ordonna la voix de l'enseignante.

Lyia et le reste du groupe se dirigèrent vers la base de l'ascenseur spatial.

« Veuillez déposer votre modulateur d'ondes cérébrales dans le panier. Le voyage doit être vécu dans l'émotion, c'est catégorique. »

Chaque enfant quitta son bijou métallique avec une certaine appréhension. Le cœur de Lyia trottinait à reculons dans sa poitrine. Elle n'était plus certaine de vouloir monter là-haut. Cependant, le vol spatial éducatif était devenu un passage obligé pour tous les Humains de dix ans. Un voyage initiatique durant lequel ils tombaient amoureux de la Terre et se transformaient en fervents protecteurs de la planète. Aucun Humain ne pouvait rester indifférent face à la beauté vulnérable de l'astre bleu, cette petite boule de vie insignifiante perdue dans l'immensité de l'univers.

Le groupe pénétra dans une des cabines d'ascension : une salle exiguë, aux murs vitrés, qui renfermait une rangée de sièges, placés en arc de cercle. En synchronisation avec le reste de sa classe, Lyia enfila son casque, ferma sa combinaison spatiale, s'assit sur un siège et fixa sa ceinture de sécurité. Elle attendit sagement le début du voyage, mais à l'intérieur de son corps, son cœur battait si fort qu'elle le sentait cogner dans ses tempes.

Le départ ne fut pas très impressionnant. C'était à peu près comme décoller en avion, sans le désavantage des turbulences. Le monde rapetissait sous leurs pieds. La montée fut longue, beaucoup trop longue. Pourquoi aller si haut ? Pourquoi quitter son foyer pour rejoindre l'hostilité du cosmos ? Une petite angoisse prit naissance dans le creux du ventre de Lyia. Au fur et à mesure de l'avancée du voyage, le calme devint plus présent. La beauté du monde, vue du ciel, eut le pouvoir de museler toutes les langues, même les plus déliées. Lorsque la courbure de la Terre fut visible, détachée du fond noir intersidéral, l'émotion les empoigna dans un silence intense. Le moment était unique et profondément solennel.

« Enfants de la Terre, vous êtes maintenant officiellement des spationautes. Félicitations ! »

Lyia sentit l'émotion la submerger et elle se mit à pleurer. Elle ne savait pas si elle était la seule, car elle ne pouvait voir personne autour d'elle, seulement la beauté de sa maison qui semblait vouloir fuir sous ses pieds.

La cabine s'immobilisa enfin ; elle avait atteint la première station spatiale. Le petit groupe prit du temps pour se remettre de ses émois, avant de rejoindre le hall d'accueil. Lyia retira son casque, comme les autres, et respira un bon coup. Elle aperçut dix navettes amarrées autour de la station et son regard resta accroché, un long moment, à la croix blanche qui marquait la navette X. La classe fut accueillie par Mégane, un robot humanoïde absolument charmant. Elle proposa à l'enseignante et aux moins téméraires de retourner sur Terre, les autres écoutèrent les conseils de sécurité. Ensuite, Mégane répartit les élèves, deux par deux, dans les différentes navettes.

« Dyna et Alex, navette I. Zoé et Fred, navette II. Jèm et Lina, navette III... »

Pas la navette X, pas la navette X, pensa Lyia, presque en fermant les yeux, mais Lyia s'appelait Lyia Vallin, et la lettre V, même en 2492, se trouvait toujours à la fin de l'alphabet.

Ses camarades de classe disparurent dans les engins spatiaux, chacun habité par un équipage de six personnes. Il ne resta plus que la navette X et Lyia, seule avec Mégane, dans le hall d'accueil. Si elle n'avait pas porté d'immenses gants, Lyia se serait rongé les ongles. Les paroles de Jèm n'étaient finalement pas restées sans effet... Lyia se retourna vers Mégane et dit, sur un ton légèrement agacé :

« Pourquoi m'avez-vous placée dans la navette X ? »

« Parce que la VIII et la IX sont pleines, Lyia... »

« Je refuse de monter là-dedans. »

Mégane prit une posture figée et regarda Lyia dans les yeux.

« Tu n'as pas le choix. »

« Dans ce cas, je préfère redescendre avec les autres. »

« Tu commettrais une regrettable erreur, Lyia. »

Le regard boudeur de pré-ado de Lyia attendrit l'humanoïde. Mégane s'approcha de la jeune fille et lui tendit la main.

« Viens, je vais te montrer quelque chose qui pourrait te faire changer d'avis. »

Lyia suivit le robot dans une autre salle. Elles passèrent une porte étrange : un fin mur de molécules d'eau qui oscillaient entre la vapeur et la glace en fonction de l'état ouvert ou fermé du passage. La pièce dans laquelle elles pénétrèrent était vide. Mégane chargea le dossier complet de Lyia Vallin. La salle entière fut assaillie par les souvenirs et les rêves de Lyia, modélisés en trois dimensions. Étant un robot, Mégane avait accès à toutes les informations des Humains, même les plus intimes.

« Tes tests cognitifs et émotionnels te classent dans la catégorie des cosmologistes diplomates pour l'exploration des mondes nouveaux. Aptitudes, personnalité, intérêts, rêves, tout te destine à voyager à travers l'univers. »

Lyia resta muette. Elle trouvait assez désagréable que cette Mégane la connaisse encore mieux qu'elle-même. En même temps, ses conclusions étaient plus qu'exactes et rassurèrent Lyia qui prit confiance en cette nouvelle technologie.

« Les navettes ne font que le tour de la Terre. La navette X, par contre, t'emmènera voir la Lune de près... Et je te promets qu'après cela, tu auras envie d'aller encore plus loin. »

La Lune... Lyia esquissa un timide sourire. Elle abdiqua et accepta de suivre Mégane jusqu'à la navette X, où son équipage l'attendait.

 

Le voyage fut révélateur, pour Lyia. Elle trouva beaucoup de réconfort dans ce monde noir, silencieux et solitaire. La navette X tourna quelques fois autour de la Lune, avant de revenir s'amarrer à la station spatiale, sans aucun accroc. Ah ! Bien fait, Jèm. Je suis montée à bord de la navette X et je n'ai toujours pas envie de me jeter dans le vide !

De retour dans le hall d'accueil, l'équipage et Mégane se rassemblèrent autour de Lyia. Allait-elle passer un interrogatoire ? Les six personnes la dévisageaient, mais dans leurs yeux, c'était la joie qui emplissait le fond de leur pensée. Les unes après les autres, elles prirent la parole :

« Nous voudrions t'offrir ce pour quoi tu es faite, Lyia. »

« Cela fait quelques années que nous n'avons plus trouvé un profil si prometteur chez les jeunes. »

« Si tu acceptes la formation que nous te proposons, nous ferons de toi une Messagère. »

Une Messagère ? Jamais entendu parler.

« Les Messagères arpentent l'univers, comme des veilleuses de nuit, des gardiennes de la paix. Leur mission est de réapprendre aux peuples de la galaxie à voir l'essentiel, car beaucoup se perdent dans des combats de peu d'importance... Tu iras leur insuffler quelques mots d'amour. »

Bon, il fallait l'admettre, finalement, Jèm n'avait pas tout à fait tort. Lyia avait quitté la terre ferme depuis quelques heures à peine et elle était déjà piquée par un désir ardent d'arpenter l'univers... Mais elle s'en fichait éperdument des paroles de cette écervelée de Jèm ! On lui proposait de réaliser son rêve, en fin de compte ! Ce serait un si beau métier... Messagère. Lyia s'y retrouvait, elle se reconnaissait déjà dans cette fonction, même si elle avait encore trente années de formation devant elle, avant de pouvoir exercer son métier.

« La Terre a connu des temps difficiles, mais l'Humanité s'en est sortie. En investissant dans l'éducation et la protection de l'environnement, en nous unissant dans les mouvements citoyens, nous avons combattu les guerres, les famines, les changements climatiques, les épidémies et tout ce qui nous menaçait. Nous sommes maintenant un modèle pour l'univers et nous avons besoin des Messagères pour guider les autres peuples.»

« Sois fière de cette Terre. Sois fière de ce monde, car c'est en son nom que tu transmettras l'amour à travers l'univers. »

Lyia sourit. C'étaient de très belles paroles, mais il y avait quelque chose qui la chiffonnait.

« Vous dites que l'Humanité est un exemple, que nous pouvons être fières de nous, de nos progrès, mais vous ne parlez jamais de ce que nous avons perdu en contrepartie... »

« Tu veux parler de la grande épidémie qui s'est emparée du chromosome Y ? »

Les lèvres serrées, Lyia secoua la tête.

« L'Humanité a perdu ses mâles, c'est un fait, mais nous avons survécu et nos technologies nous permettent de nous reproduire et d'assurer la pérennité de notre espèce. »

Lyia acquiesça. Sa mémoire se rappela des lamentations de son arrière-arrière-grand-mère qui lui disait souvent : « Avec la disparition des hommes, nous avons perdu ce qui était le plus cher à nos cœurs... Je suis désolée, ma pauvre Lyia. »

Lyia se ressaisit et observa les six femmes qui se tenaient devant elle.

« En tant que Messagère, dit Lyia, je guiderai les peuples avant qu'ils ne fassent fausse route et aucune autre civilisation n'aura à subir cette perte douloureuse et irréversible qui est la nôtre. »

Cette nouvelle a mérité la 19ème place sur 1121 participants!

Concours "48 heures pour écrire, 5ème édition" (Edilivre) (septembre 2017; max 10000 caract.)

Thème: Le futur

Source d'inspiration: Les Silädarniens (voir autre nouvelle)

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