
La Plume de Fanfan
La Plume de Fanfan
Le petit morceau de papier

Les clés de la grosse cylindrée, déposées avec lassitude dans le vide-poches de porcelaine, résonnent à travers le calme de la maison. J'avance de quelques pas, je dépose mon attaché-case dans le vestiaire et je suspends mon manteau de laine sur un cintre en bois sombre. Je libère mes pieds de l'étreinte des chaussures à hauts talons qui se marient si bien à mon tailleur. Cette petite jupe noire, assortie à sa veste, est à l'image de ma réussite : sexy et friquée.
Je traverse le large hall d'entrée, éclairé par le soleil d'une belle fin de journée, mais la lumière ne m'atteint pas, elle ne réchauffe ni mon coeur ni mon âme ; elle se reflète contre mon bouclier, celui queje me suis construit pendant de longues années.
Je me dirige vers la bibliothèque et j'entre dans le luxe et le silence qu'elle renferme. Mon regard reste accroché au petit fauteuil baroque dont les teintes grises s'accordent avec mes pensées. Il ne représente qu'une envie fugace qui s'est conclue par un achat compulsif ; ses arrondis et le moelleux de son assise invitaient à la détente. Je n'ai encore jamais pris le temps de m'y installer. Je le fixe des yeux avant de jeter un regard furtif à ma montre. Oh ! et puis zut ! Seulement quelques secondes. Dans un souffle las, je m'affale de tout mon long sur la douceur du velours et je ferme les yeux. Je reste immobile et tente de respirer calmement, mais la paix n'est que de courte durée. Je perçois le ronronnement d'une voiture, suivi des voix étouffées de mes enfants. Voilà, c'est déjà fini ! Le temps s'est envolé. Cet instant salvateur a duré deux minutes, trois tout au plus. J'entends la clé tourner dans la porte d'entrée. Mon coeur accélère son rythme au fil des déclics émis par la serrure. Ils sont dans la maison et ils m'appellent. Je ressens une lassitude venir de très loin, une envie de fermer la porte de la bibliothèque à double tour et de m'y endormir pour toujours. Je voudrais faire grève. Un jour, juste une petite journée, ne plus avoir aucune responsabilité, être libre ! La voix de ma fille, que j'aime pourtant plus que tout au monde, me donne envie de m'enfuir loin. Je sens un malaise m'envahir, mes muscles se tendre et j'ai une envie presque irrépressible de lui crier à gorge déployée : « Fiche le camp ! ». Mais, comme toujours, je me tais. Je suis une bonne mère. Je vais me lever, les embrasser, écouter leurs histoires de préadolescents et les aider à faire leurs devoirs en préparant un dîner sain. Il ne me reste plus que trois heures à tenir avant d'être libérée par le sommeil. Je me redresse, épuisée. Je tourne la poignée de porte avec hésitation. Je pince mes lèvres et ravale mes émotions avec grande difficulté ; mon bouclier commence à me faire défaut.
Ce soir, avant de me coucher, je décide de m'asseoir quelques instants, sur mon fauteuil dans la bibliothèque. Je suis encore frustrée par ce que j'ai vécu quelques heures plus tôt. J'écoute la Sonate Clair de Lune de Beethoven qui s'applique à faire vibrer mes tympans, mais mon corps reste insensible : je ne sens plus mon coeur s'emballer, je ne ressens plus l'émotion m'envahir, je ne suis plus qu'une statue insensible, fermée, triste et désolée. Mon cerveau, par contre, travaille à cent à l'heure : il triture mes pensées, mes chagrins et mes angoisses. Il ne me laisse plus en paix. Une certitude foudroyante s'immisce en moi : je ne connaîtrai plus jamais la sérénité. Je tente de chasser cette idée, mais je n'y arrive pas. J'angoisse. Ma poitrine devient une minuscule cage blindée, elle m’oppresse. Vite, une idée positive, vite, vite... La panique prend le dessus ; je saute sur mon sac à main et me précipite sur mes anxiolytiques. En quelques minutes, sans doute plus sous l'effet psychologique de l'acte que sous l'effet du médicament en lui-même, je me détends et je respire.
Mes yeux sont secs, grands ouverts, incapables de pleurer tant l'angoisse m'a surprise. J'en tremble
encore. Mon corps se lève, mu par je ne sais quelle force, et se dirige vers la bibliothèque remplie de romans, de polars, d'essais philosophiques et de guides. Ma main se tend toute seule vers un vieux livre : Le Horla de Maupassant. Je l'ai lu lorsque j'étais adolescente et depuis lors, ce texte m'a toujours effrayée. Maintenant que l'angoisse me submerge, il m'attire pour m'achever. Je me saisis du manuscrit et lui donne vie en feuilletant ses pages. Quelque chose glisse du livre et volette dans les airs, comme le ferait une plume avant de rejoindre le sol. Je me baisse et ramasse un petit morceau de papier griffonné. J'y déchiffre un numéro de téléphone juxtaposé à une petite note que ma mère a écrite il y a quelques années :
Je te la conseille, c'est une très bonne psy.
Je regarde ce bout de papier ridicule avec dédain. Je ne crois pas en la psychologie, ce n'est pas ma religion ! Je chiffonne le petit mot entre mes doigts et le jette dans la corbeille.
Deux jours passent sans que ma vie ne montre le moindre signe d'amélioration. Mon esprit revient sans cesse sur cette note trouvée entre deux pages du livre de Maupassant. Il semble s'y attacher comme au bout d'une corde pendue dans le vide. Devant mes casseroles bien remplies qui mijotent à feu doux, mes pensées s’emballent à nouveau. Une angoissante vérité me gèle de l'intérieur : je ne vis plus, je fonctionne. Je suis les ordres comme un robot et pourtant, j'ai une âme qui brûle en moi, des rêves qui veulent s'exprimer, des douleurs qui veulent crier, de l'amour qui vient à me manquer. Je serre les lèvres, mes larmes picotent mes yeux. J'abandonne le dîner sur le feu et je me précipite dans la bibliothèque. Je me jette sur la corbeille, le coeur prêt à exploser. J'ai besoin de ce numéro ! J'ai besoin de l'espoir qu'il représente, je ne peux plus continuer à vivre comme ça ! Lorsque j'aperçois la propreté de la pièce, je suis prise de vertige. Ma femme de ménage, bien intentionnée, a vidé la corbeille à papier et, sans le savoir, elle s'est débarrassée de ma bouée de sauvetage. Sous le coup de l'émotion, je m'écroule à genoux sur le sol et j'éclate en sanglots. Je suis à bout, je ne suis plus capable de penser. Sous le choc, j'ai oublié l'existence du web et des bottins de téléphone...
*
Après des mois de chute et des jours de lutte, je trouve enfin le courage d'appeler une psychologue dans l'espoir de freiner ma descente infernale. Pour moi, c'est un luxe que je n'ai pas le droit de m'octroyer car, aux yeux du monde, j'ai réussi ma vie et j'ai été chanceuse. Je culpabilise face à ma souffrance et je suis entraînée dans un cercle vicieux que seule ma nouvelle confidente sera capable de briser.
Ce soir, je rentre chez moi vers dix-sept heures. Le hall d'entrée est plongé dans le noir ; le soleil d'hiver est avare en lumière. Au bout du couloir, j'aperçois une douce lueur qui me réchauffe de l'intérieur et des voix paisibles qui adoucissent mes pensées. J'entends le dîner mijoter, je devine les enfants concentrés sur leurs devoirs. Là-bas, au fond, à travers l'ouverture de la porte, je distingue ma mère, assise à la table de la salle à manger, vêtue de son tablier rouge à damier. Elle feuillette une revue de recettes de cuisine. Elle a cette manie bien particulière de lécher son index avant de le poser sur la page à tourner. J'ai un sursaut d'amour pour elle, qui me secoue sans prévenir. Pour la première fois depuis longtemps, je me surprends à esquisser un sourire. Je n'allume pas l'interrupteur du hall, j'ai trop peur d'effacer toute la magie de la scène. Je voudrais dire merci à ma mère, merci pour ce petit morceau de papier gribouillé. Je voudrais dire merci à ma psy, merci de me laisser entrevoir l'espoir. L'espoir, cette force invisible qui m'emporte doucement, qui m'empêche de faiblir, qui me tient debout, cette petite lueur à laquelle je me rattache pour ne pas sombrer.
Suivant les conseils de ma psychologue, je dresse l'oreille vers le chant de mon âme. J'apprends qu'il n'est jamais trop tard pour changer son existence et vivre à l'image de soi-même. Je comprends que nous ne pouvons plus rien faire pour les années qui sont passées, mais que nous ne pouvons pas perdre celles qui s'annoncent.
*
Je m'assieds sur mon fauteuil baroque, celui où tout a commencé, celui grâce auquel je me suis hissée bien plus haut que mes infimes espoirs. Je repense avec fierté à la petite boutique que j'ai créée. Elle transforme des vêtements de seconde main. Elle les recoud, les embellit, les fait revivre, comme je l'ai fait il y a quelques années avec ma propre vie.
Je pose mes yeux sur ma bibliothèque. Il n'y a plus autant de livres, il n'y a plus autant de place, mais je suis en contact avec l'essentiel. Je tends le bras et choisis un roman. Je vais prendre le temps de lire. En ouvrant la première de couverture, je découvre une petite carte. Un ancien amoureux m'avait offert ce livre pour mes quinze ans. Je souris, grondant le destin. Non, je n'irai pas jusque là. Mon mari, je le garde ! Mais je ne peux m'empêcher de penser que les livres recèlent de nombreux trésors cachés.
***
Concours "48 heures pour écrire" (Edilivre)
Thème: L'espoir
Source d'inspiration: Réflexions sur la psychologie.